Un ruban chinois quelque part en Espagne.

Un ruban chinois quelque part en Espagne.

 

Ma chère Marianne,

 

Il y a deux ans, nous revenions tout juste de ce voyage en Chine, encore décalées dans nos sommeils et nos horaires. Te souviens-tu de cette dernière journée passée en partie sur la Muraille de Chine? Tu étais partie bien plus vite et bien plus loin. Et sur la dernière tour accessible, tu avais acheté des rubans rouges, avec des messages de paix ou porte-bonheur, je ne sais plus. Tu nous les avais offerts ensuite en nous disant qu’on pouvait les accrocher sur un arbre et faire un vœu.

 

Ce ruban m’a suivi dans mes différents bureaux du 16ème étage de la Tour Mattei, accroché sur un mur, avec un petit panda que j’avais, moi, acheté à la sortie de la Muraille. Un panda décoloré à force d’avoir été exposé aux touristes des jours entiers. Ce ruban m’a suivi, en attendant le jour où un lieu particulier, un arbre particulier l’appellerait. Jusqu’à ce jour de mars où je l’ai emmené dans mes cartons. Jusqu’à ce jour d’avril où je l’ai roulé et glissé dans le fonds de mon sac à dos en préparation pour mon Chemin. Un lieu, un arbre du Chemin pourrait bien l’appeler.

 

Il y a deux jours, j’ai accroché ce ruban rouge. Non pas sur un arbre, mais sur la Cruz de Ferro, qui porte déjà des rubans, des photos, des fleurs, et plein d’autres objets déposés là par des pèlerins. J’ai choisi la Croix de Fer : pour moi, c’était à cet endroit qu’il devait être. Le reste, tu le connais déjà.

 

Je t’embrasse, et pense bien à toi,

 

Fabienne

 

 

Fait marquant de la journée : aujourd’hui fut une journée ensoleillée, et pourtant sans lumière dans mon ciel. Encore un « au revoir » douloureux ce matin. J’ignore toujours ce qui est le plus douloureux, des ampoules ou des émotions.

 

Deuxième fait marquant de la journée : J-7…. Dans une semaine, j’arriverai à Saint-Jacques de Compostelle.

 

La Cruz de Ferro.

La Cruz de Ferro.

Aujourd’hui, si j’avais été un caillou, j’aurais été un petit caillou. Je n’aurais pas été poli, ni brillant, mais encore brut. Sans angle droit, ni coupant. J’aurais été plutôt arrondi, un peu plus rugueux qu’un galet ramassé sur la plage, et dense, assez lourd, plein. Je n’aurais pas été colorée, j’aurais été chagrin. Pas du verbe chagriner, mais du verbe pleurer.

 

Autre symbole et image très forte du Chemin de Saint-Jacques de Compostelle : la Croix de Fer, la Cruz de Ferro. Sur le Monte Irago (ça veut dire que ça monte pour y arriver…), en arrivant vers la Sierra Teleno, le Chemin passe par une croix de fer très fine, élevée haut au-dessus du sol, et dont la base est un immense monticule de cailloux, de galets, de pierres. La tradition veut que le pèlerin qui y passe dépose un caillou au pied de la croix, un caillou qui vient de chez lui et qu’il a porté tout le long de son Chemin, qui symbolise les poids de l’âme qu’on laisse au pied de la croix.

 

J’avais glissé dans mon sac, en partant de chez moi, un caillou. Un galet, ramassé en Bretagne pendant des vacances, il y a bien longtemps, et que j’ai posé dans une bibliothèque ou sur une table de chevet dans tous les endroits où j’ai habité : Houdain-lez-Bavay, Lille, Rennes, et ailleurs en Bretagne, Cholet, Paris et la banlieue. Il n’y a guère que les planches de contre-plaqué de l’étagère de ma chambre d’étudiante à Québec et peut-être un appartement moderne au 12ème étage d’une tour de Canary Wharf qui ne l’ont pas vu.

Ce matin, j’ai réfléchi toute la matinée, en marchant, au message que j’allais y inscrire. Et à tout ce que je voulais que ce caillou emporte avec lui.

Une fois au pied de la Cruz de Ferro, j’ai inscrit mes initiales, la date, le nombre de kilomètres parcourus arrondi à 1 300 km, et de l’autre côté, j’ai inscrit ce que j’aurais voulu me dire si j’avais été extérieure : « vis et deviens! ». Et j’ai déposé mon caillou, et avec lui, beaucoup de larmes.

 

 

NB : j’ai appris sur place que le caillou doit normalement avoir une taille proportionnelle à ses péchés… Je ne le savais pas avant. Mon caillou était petit… Ouf! ?

Ça revient, l’envie de dessiner! C’est bon signe, c’est que j’ai moins mal aux pieds! Non pas que les pieds handicapent la main droite, mais la douleur handicape l’envie…

Effectivement, mes pieds s’éteignent (j’ai trouvé l’interrupteur…) et je cohabite de mieux en mieux avec mes chaussures bleues poussiéreuses. Ça me libère la tête pour passer du temps assise par terre sur les trottoirs des villes et villages pour reprendre mon carnet!… Le sens de l’humour aussi est lié à la douleur : Villar de Mazarife m’a semblé être un village qui vit à l’heure du chiffre 3 : 3 albergues de pèlerins, 3 commerces fermés le dimanche, 3 pans au clocher de l’église et donc, 3 nids de cigogne sur le clocher… Demain, je ferai mieux…

 

 

Fait marquant de la journée : a priori, j’ai passé aujourd’hui la dernière ligne droite sans horizon, sur une route sans fin (environ 12 km cette fois), pour finir la Meseta en beauté. (Ouf! de soulagement…).

« Variante peu fréquentée et très solitaire qui demeure une expérience très particulière. Paysage au départ semblable à la steppe africaine qui, plus tard, ne révèle plus que confusément au loin, sur le vaste plateau derrière Calzadillas de los Hermanillos, la cordillère cantabrique couverte de neige jusqu’au printemps. Plus aucune trace humaine par endroits. On se sent très seul et à partir d’un certain point, il n’est pas rare qu’on perde tout espoir de jamais rencontrer un village. »

Voilà ce que mon guide disait sur la variante du chemin entre Sahagún et Reliegos. Il n’en fallait pas plus pour me convaincre d’emprunter ces 31 km sur une ancienne voie romaine, la Via Trajana, qui reliait jadis Astorga à Bordeaux. Sur les 31 km, un seul village. Pourquoi ce choix? Pour aller jusqu’au bout de ce que la Meseta peut m’offrir et pour faire l’expérience de la solitude et du silence dans toutes leurs profondeurs, au milieu de la nature.

 

Hier, beaucoup de pèlerins allaient donc vers la voie du Camino Real. Les risques d’averses ont fini de décourager certains. Juste avant l’entrée de Calzada del Coto, après Sahagún, le Camino Real part à gauche, la Via Trajana à droite. Au moment où je pars vers la droite, je suis presque seule à faire ce choix. Seul Tomas, recroisé il y a deux jours, suit aussi cette voie.

Calzada del Coto fait figure de village mort. Je croise une vieille espagnole, et j’aperçois un couvreur sur un toit. A la sortie du village, plus rien, la route s’arrête, et c’est parti pour les 9 premiers kilomètres de piste.

La Via Trajana à Calzada del Coto

La Via Trajana à Calzada del Coto.

 

Au bout de 9 km, j’arrive sous la pluie dans un petit village qu’on croirait sorti du fin fond de l’Amérique du Sud… En tout cas, c’est ce que j’en imagine. Quelques maisons, certaines dans une sorte de torchis ocre. Deux petites albergues. Des coquilles Saint-Jacques incrustées dans les trottoirs. Une église en briques. Et un magasin qui vend tout tout tout, de l’aluminium aux fruits et conserves, des produits frais aux collants ou au dentifrice. Et son patron, qui pose tout fier derrière son comptoir, au petit soin pour me vendre un paquet de biscuits.

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Contre toute attente, dans ce village d’un autre temps, l’albergue fait figure de halte de grand luxe. C’est quoi, le luxe, pour un pèlerin? C’est dormir dans un lit (et non un lit superposé), dans des vrais draps (et pas dans son « sac à viande » ou de couchage). C’est trouvé une serviette de toilette propre sur son lit. C’est avoir un tapis de douche pour poser ses pieds en sortant de la douche. C’est fou ce que ces petites choses très simples font du bien, quand on est dans un espace presque hostile et reculé, et surtout, quand on n’a pas dormi dans de vrais draps depuis… Le Gers, je crois bien, donc presque un mois. Quant au tapis de bain, je ne me souviens plus de quand date mon dernier tapis de bain… Bref, ces petits riens sont d’une simplicité déconcertante, on n’y prête aucune attention dans la vie habituelle, mais cela fait figure de grand luxe pour le pèlerin.

 

Ce matin, il reste presque 18 km à parcourir avant Reliegos, sans rien, pas un village. Je pars seule, au lever du soleil, et déjà le ciel est surprenant.

À 6h30 sur la Via Trajana.

À 6h30 sur la Via Trajana.

 

Je marche seule, en silence, sans croiser personne pendant 4 heures. Dans ces moments, je regarde le ciel qui change, je sens le vent, j’écoute les chants des oiseaux, toujours plus fournis quand il y a des arbres. Et je pense, à tout ça et à tout le reste.

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Au bout de 4 heures, je finis par rattraper Tomas, parti plus tôt encore.

 

Par la Via Trajana, on rejoint Reliegos, un petit village, par le haut. En quittant le rien, on tombe sur un village qui semble être fait de hangars colorés, sans clocher. En fait, le clocher n’est guère plus haut que les maisons, toutes simples. On arrive sur une place, et on tombe sur un bar qui crache le rock, Elvis Presley et la musique Country à fond.

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Une ambiance décalée, dans le village, et après cet espace temps suspendu dans la nature et le silence. On est aimanté par ce lieu dont la terrasse accueille bientôt les seuls téméraires partis sur la Via Trajana et qui arrivent au compte gouttes. Au total, 8 pèlerins. Quand on pense aux albergues qui devaient être surchargées sur le Camino Real… On se retrouve tous là, bière, café, tortillas, bocadillos… La nature, ça creuse! Moi, j’y suis restée plus d’une heure, à « digérer » les 4 heures précédentes, à discuter en buvant un café, à rêvasser encore, avant de me décider finalement à laisser Elvis à Reliegos.

 

Une dernière impression que me laisse la Meseta : ce plateau m’a semblé éprouvant physiquement.

Étant sensible aux environnements qui m’entourent, je me suis rendue compte, en traversant toutes ces régions depuis 1 mois et demi, que les paysages avaient un certain impact sur moi, sur mon état d’esprit, mon humeur. Le Gers m’a déprimé, je m’y suis ternie et étiolée. Le Béarn et le Pays Basque m’ont réchauffée, réconciliée, redonnée de la vie. L’Aubrac a été parmi les plus puissants, majestueux, froid où seul le jaune des champs de jonquilles apportait une pointe de chaleur.  Dans la Meseta, j’ai eu l’impression de faire une cure detox. J’en sortirai demain, et j’ai comme l’impression d’être nettoyée, vidée, presque purifiée.

 

 

Fait marquant de la journée : c’était hier, un moment déjà hors de la réalité entre Sahagún et Calza del Coto, lorsqu’un berger et ses chiens a fait traverser la N-120 à son troupeau de moutons. Ils ont fait arrêter le troupeau jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de voiture à l’horizon, et hop! Ils ont traversé cette sorte de voie rapide!

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Y’a vraiment rien sur ce plateau!!! Voilà ma seconde impression, avec les bons et les mauvais côté du « rien ».

Les mauvais, c’est que même les connexions wi-fi sont branlantes, ce qui rend difficile de mettre un jour un blog régulièrement. Et qu’il y a peu de villages (je ne parle même pas de ville) donc il faut anticiper les besoins et services nécessaires. Mais ça aussi, ça fait parti du chemin.

 

Les bons côtés du « rien », c’est le rien justement, le « rien dans le paysage ». Mes pieds étant encore en souffrance, j’avoue avoir mis peu d’énergie dans le dessin depuis lundi. Mon état d’esprit, pour l’instant, c’est « fuck les nouvelles godasses »… J’y reviendrai. A défaut de dessin, je prends des photos et je crois que c’est la meilleure façon de faire percevoir l’immensité, le caractère grandiose des paysages désertiques que je traverse cette semaine. J’ai, en 4 jours de Meseta, trouvé de la monotonie dans le paysage une journée seulement (repartie en 2 demie-journées, en plus). Dans la Meseta, c’est comme dans le désert : l’énergie vient du Grand Tout qui nous entoure, des couleurs, de la simplicité qui se dégage du paysage, de la puissance et de la profondeur de l’horizon, et c’est encore meilleur de le déguster seul et en silence.

En images, voilà ce que ça donne :

Impression soleil levant.

Impression soleil levant.

 

Castrojeriz.

Castrojeriz.

 

Vers le col de Mostelares.

Vers le col de Mostelares.

 

Sans titre (c'est trop beau pour réduire ça en quelques mots).

Sans titre (c’est trop beau pour réduire ça à quelques mots).

 

Le canal de Castille.

Le canal de Castille.

 

La Via Aquitana.

La Via Aquitana.

 

Cette dernière photo, la Via Aquitana, c’était ce matin : 17 km tout droit dans les champs, sans aucun village, sans croisement, sans bifurcation. Ça donne le vertige!!! On laisse passer tout le monde qui galope au départ de la ville précédente, et on fait l’expérience d’une presque solitude. Et on ne sait pas toujours expliquer comment, ni pourquoi, mais malgré la fraîcheur ambiante, le vent de face (depuis lundi…), et les averses ce matin, et bien on avance. Et comme tout le monde, j’arrive au bout des 17 km. Ces paysages demandent de revoir son rapport au temps et à la distance parcourue. On oublie, on s’oublie, et pourtant, on avance.

 

Maintenant, une petite mise en perspective des paysages sans horizon et des chemins droits à perte de vue, au regard de l’état de mes pieds… C’est qu’on avance encore plus doucement, et on ne peut rien contre. Ça demande de revoir doublement son rapport au temps et à l’espace.

Après ma blessure, j’ai donc acheté des nouvelles chaussures à Burgos qui sont, en fait, de véritables « usines à ampoules »…. Je dois dire que jamais je n’ai eu cela, jamais, malgré les randonnées dans les Alpes, le Vercors ou le Verdon et les treks dans les déserts, jamais. Je cumule donc depuis dimanche une blessure qui reste présente et des ampoules… Au début, j’étais en colère, et puis à quoi bon… Inutile de perdre son énergie dans quelque chose qui ne guérira pas mes pieds.

Dans le « rien » de la Meseta, il y a aussi l’absence de services dans les villages, et donc peu de soins ou pharmacie. Hier matin, j’ai commencé la journée par 6 km le long du canal de Castille. Tout le monde me dépassait, tant j’allais lentement et c’était déjà énorme pour moi. En arrivant à Fromista, j’ai posé mon sac en décrétant que je n’avancerai pas au-delà tant que je n’aurai pas trouvé une personne en blouse blanche, a minima, un pharmacien qui tienne la route. Oh joie, bonheur! Lorsque j’ai trouvé la pharmacie et son pharmacien qui baragouinait le français et l’anglais.

Après un tête à tête autour de mes pieds pendant une heure (explications, observations, soins, pansements etc.), je suis ressortie avec une paire de semelles pour rééquilibrer ma voute plantaire (pour mon orteil) et de quoi soigner les ampoules (et c’est ultra efficace : ouf! Chouette!). Je suis malgré tout repartie en claudiquant, mais mes bâtons de randonnée me servent un peu moins de béquilles depuis.

Des nouvelles chaussures, des nouvelles semelles dans les chaussures… À chaque fois, on doit réapprendre à marcher. Tous les muscles des jambes et des pieds se remettent à travailler différemment, jusqu’aux fessiers *. Et on en a beaucoup, des muscles, dans une jambe, et deux fois plus dans deux jambes… Réapprendre à marcher 2 fois en 4 jours : ça fait bobo, mais peu à peu, tout rentre dans l’ordre. On met plus de temps à faire les étapes et on arrive 2 heures après tout le monde, on marche seul, et ça fait aussi  2 heures de repos en moins. Mais on y arrive toujours, finalement.

Ces expériences m’ont faite repenser à une citation d’Abraham Lincoln : « je n’avance pas vite, mais je ne recule jamais ». Et dans la Meseta, en avançant doucement, j’ai le temps de méditer là-dessus, entre autre.

 

 

Fait marquant de la journée : ou plutôt l’homme marquant de la journée, celle d’hier surtout, c’est Le pharmacien de Fromista, évidemment!

 

 

*note pour plus tard : cet été, je promènerai dans Paris des jambes en béton armé et un fessier de brésilienne… Je n’aurai pas tout perdu!  ?

La Meseta, j’en entends parler depuis au moins 1 mois. Et j’ai tout entendu dessus : ceux qui adorent, ceux qui s’y sont éclatés à parcourir des distances de dingue sans s’en rendre compte, ceux qui détestent, ceux qui prennent le bus Burgos-León pour l’éviter, ceux qui louent une voiture pour faire la même chose, en plus cher. Et puis ceux qui m’avaient mis en garde.

 

Petit retour en arrière : vendredi 6 mai, à Espalion, à l’heure du petit déjeuner. A ce moment là, je marchais avec Denis et Bernard, et je retrouvais régulièrement Claire à l’étape. A l’heure du petit dej, donc, on tombe sur un groupe de 4 pèlerins « remarquables » : 4 bons copains, 2 au look camionneur peu commun sur le chemin, un 3ème logisticien du groupe, et le 4ème, qui suivait. Ça sentait la bande d’inséparables. Ce matin là, à l’heure où la plupart marchent encore au radar, les 4 gars étaient déjà en mode « 1 blague à la minute ». Eux avaient déjà fait le Chemin sur la partie Lauzerte – Saint-Jacques. Ils nous expliquaient, avec leur « bon sens près de chez vous », qu’ils avaient passé les Pyrénées un 29 mai, « et qu’il y avait encore de la neige en haut. Hein! Tu te souviens Jacky?! » (NDLR : me souviens plus des prénoms, alors je mets à l’inspiration… Jacky, c’était le 2ème au look camionneur). « Ouais, ouais » répondait Jacky en beurrant sa biscotte en essayant de ne pas l’exploser dans son café. « Et puis Burgos! Oh! Burgos : 8 km de bitume à tourner autour de l’aéroport et des zones industrielles. T’as pas fini d’te bouffer du bitume! Faut prendre un bus. Mais si t’es à Burgos, faut visiter la cathédrale. Faut être con pour passer à Burgos sans visiter la cathédrale. Et après Burgos, tu te tapes 200 km de champs de blé en ligne droite dans la Meseta. Dans la Meseta, t’as intérêt à savoir pourquoi tu marches. Sinon, tu prends un bus, et tu rentres chez toi! ». Et Jacky de continuer « et t’as intérêt à faire pipi avant de partir le matin : y’a pas un arbre à l’horizon de toute la journée! ».

Nous trois, on était mort de rire en les entendant. Et moi, j’étais prévenue!!!

 

Donc, hier, à Burgos, je suis arrivée à pieds, en prenant la route de la rivière par le sud, pour éviter le bitume (pas folle, la guêpe!?). Et j’ai visité la cathédrale. Jusque-là, j’ai tout bon.

 

La Meseta maintenant, depuis le milieu de matinée. Première impression sur ce plateau planté de céréales à perte de vue : j’adore! Ça me rappelle le désert, en camaïeu de verts étant donné la saison. Je verrai si j’en dis autant au bout de 200 bornes.

Le Chemin, dans la Meseta.

Le Chemin, dans la Meseta.

 

Par contre, il y a un truc qui me fait mourir de rire depuis ce matin. C’est cette situation :

C'est par où, déjà????

C’est par où, déjà????

 

Il y a un chemin en plein milieu des champs, un virage tous les 10 km, et un croisement tous les 20 km. Et à plusieurs reprises, 3 ou 4 panneaux pour nous indiquer Le Chemin… J’avoue que la première fois que je suis tombée sur un tas de panneaux comme celui-là, j’ai éclaté de rire! ?

A suivre (sans mauvais jeu de mot, évidemment….).

 

A suivre!

A suivre!

Autant le dire tout de suite : je n’avais pas du tout anticipé ce que ça pouvait être de marcher 1 000 km, et les répercussions directes ou non. Un petit passage en revu s’impose.

 

Aujourd’hui, 11 juin 2016, en marchant vers Burgos, j’ai donc passé mon millième kilomètre…. Exactement, à Burgos, ça fait 1 010 km. En l’écrivant, j’ai moi-même du mal à y croire, et à m’en rendre compte. En avançant à coup de 20 à 30 kilomètres par jour, on se voit avancer, certes, mais on ne fait pas l’addition tous les jours, alors on ne se rend pas toujours compte du total.

Il se trouve qu’en passant ces 1 000 km, coïncidence, je termine ma créanciale, la première.

 

J’ouvre ici une parenthèse : qu’est-ce qu’une créanciale?
Il s’agit d’un « certificat » ou un « passeport » du pèlerin. Sur le Chemin, il existe des créanciales et des crédenciales. Une créanciale est un document d’origine religieuse, catholique. Une crédenciale est laïque. Moi, j’ai eu ma créanciale à la Cathédrale Notre-Dame du Puy au Puy-en-Velay. Comme elle est pleine, je me suis procurée un deuxième « certificat » pour les 550 derniers kilomètres. Et là, j’ai eu une crédenciale, auprès de l’association des Amis du Chemin de Saint-Jacques de Compostelle à Saint-Jean-Pied-de-Port.
Mais la sémantique n’a aucun intérêt. Ce qu’il faut retenir, c’est qu’il s’agit d’un « morceau de papier » qui reçoit chaque jour la preuve de notre cheminement sur le Chemin vers Saint-Jacques de Compostelle. Chaque gîte d’étape ou auberge a son tampon et chaque jour, on fait tamponner sa créanciale. Parfois, on peut aussi marquer son passage dans une ville en allant à l’office de tourisme, à l’église dans certains cas, et au bar ou magasin d’alimentation en Espagne.
Surtout, la crédenciale revêt un caractère très particulier pour le pèlerin, car c’est finalement un document où il retrouvera son Chemin, c’est l’unique preuve de son passage et de ses étapes.

Et surtout, une fois arrivé à Saint-Jacques, c’est la preuve contre laquelle il recevra la Compostella, une sorte de « diplôme » qui certifie qu’il a accompli le pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle.
Alors bien sûr, ça peut paraître anecdotique, de « collectionner des tampons sur un bout de papier », mais autant dire que ce que je viens d’écrire entre guillemets est une insulte pour un pèlerin. Sa crédenciale, c’est Son Chemin, la seule chose qui prouve où il est passé, la prunelle de ses yeux, un symbole de son cheminement. Et parfois, un souvenir ou un clin d’œil. Petit exemple : cette semaine, je suis passée à Santo Domingo de la Calzada. Le fait marquant de cette ville est que la cathédrale héberge un couple de gallinacés (un coq et une poule, je vous raconterai l’histoire une autre fois). En plus, la ville est à 550 km de Santiago. En allant à l’office de tourisme, je « me suis donc faite tamponner » (expression très usitée sur le Chemin mais incompréhensible hors cadre…) et j’ai un super tampon avec deux poulets et l’inscription « 550 km ». Et ça, c’est cool! (Sourire, contentement, joie simple).

Fermeture de la parenthèse.

 

Une créanciale pleine, c’est une petite fierté en soi. Ça matérialise le parcours :

Créanciale 1/2

Créanciale 1/2 : côté face

Créanciale 2/2

Créanciale 2/2 : côté pile… Cherchez les poulets!!!

 

Avec les 1 000 km est venue la question de l’usure des chaussures… Jusque-là, je n’y songeais pas, même si j’avais vu Jean-Maurice en changer à Pampelune. 250 km plus loin, il faut me rendre à l’évidence : je n’avais pas pris la garantie « 250 km de plus, pour 1€ de plus », et là, il est grand temps.

La révision des 1000 km...

La révision des 1000 km… Des godasses déglinguées.

 

Je me suis en particulier dit cela il y a 3 jours lorsque je me suis blessée. Les chaussures usées et devenues trop lâches ne tenaient plus suffisamment mon pied, et c’est là que les orteils se baladent dans la chaussure et paf!, un truc qui ressemble à une contracture musculaire « bien comme il faut », avec une douleur qui irradie dans tout le pied jusqu’à la cheville…. Ça m’est arrivé en fin de matinée, un jour où il faisait plus de 30 degrès, sur une portion du chemin dans les champs et sans aucune ombre… Les 10 km qui ont suivi ont été très très très douloureux… J’en pestais!!!

Depuis, je marche à l’anti-inflammatoire, local ou en médicament, massages plantaires qui font un bien fou, remèdes d’huiles essentielles des uns et des autres, consultation et recommandation au Centro de Salud, lorsqu’on en trouve un ouvert. Ça ne m’a pas empêché de marcher. Voire, hier, le Chemin était avec moi : la pluie de la nuit avait rafraîchit les températures, et les 12 premiers kilomètres de la journée étaient sur un chemin caillouteux, aux reliefs doux, qui m’ont fait l’effet d’un massage de réflexologie plantaire. Non, je ne suis pas maso, je vois juste la chose positive qui a réduit la douleur. C’est le principal!

 

Aujourd’hui, ma première mission en arrivant à Burgos, c’était de trouver une nouvelle paire de chaussures pour accompagner les kilomètres restants.

Mes nouvelles pompes!

Arrêt au stand : changement de pompes!

Et en plus, elles sont bleues! Pas fait exprès , mais assorties au reste de mon camaïeu bleu/indigo/violet…

 

Cet après-midi, c’est donc un repos forcé à Burgos. Forcé, parce que la sagesse veut qu’un peu de repos ne soit pas de trop pour mon pied gauche, mais je n’avais aucune envie de rester là… Du coup, j’essaie les nouvelles chaussures au Centro de Arte à Burgos (au Musée d’art moderne… rien perdu de mes réflexes de citadine…) et j’attends demain, l’heure de reprendre mon sac pour repartir. Vivement!

 

Fait marquant de la journée : aujourd’hui, Tomas est parti. Depuis Ronceveaux, je marchais avec Jean-Maurice et Tomas, une fine équipe. Tomas est parti de Saint-Jean-Pied-de-Port et voulait (et c’est bien normal) marcher seul. Il n’est pas le seul que j’ai vu quitter Burgos après la visite de la cathédrale. D’autres « amis de cheminement » ont repris le chemin directement. On s’est tous donnés rendez-vous à Leòn, de l’autre côté de la Meseta, dans 200 km. Pour moi qui devais rester là en me disant « c’est mieux pour ton pied », ça m’a fichu un sacré coup de bambou. Cafard. Gros coup de blues en errance dans Burgos… Ça aussi, ça fait parti du Chemin. Un mélange entre l’appel des flèches jaunes, la liberté que ça procure, le lien aux autres, l’écoute de soi, le respect de son corps.

Là, tout de suite, c’est dur, et j’en ai gros sur la patate.

Cette nuit, je me suis réveillée vers 2h30, et me suis mise à penser à ça : avoir conscience que ce que j’ai déjà parcouru, ne sera plus. Je pourrai toujours le refaire, mais ce sera forcément différent, forcément vécu différemment, forcément ressenti différemment. Penser à cela ne facilite pas l’endormissement (…). Il y a une sorte d’urgence qui se crée : l’urgence de vivre se fait encore plus pressente.

 

Ce matin, en partant, j’ai repensé et poursuivi cette reflexion nocturne et j’ai marché en ayant la pleine conscience de l’excusivité du moment. En profitant de ce dernier lever de soleil magnifique sur la Rioja. En écoutant les oiseaux se réveiller et les bas côtés vrombir au rythme des insectes. En sentant l’air du petit matin souffler sur mon chèche posé sur mes bras,  parce qu’il faisait un peu frais. La conscience du moment présent, cet instant où on a fait la paix avec le passé (rien ne sert de résister, on ne changera rien) et où on ne court pas après le futur (adviendra que pourra).

En marchant, j’avais la mélodie d’une chanson de Vincent Delerm dans la tête (pour ceux qui l’ignoreraient, je suis une fan inconditionnelle de Vincent Delerm… J’ai pris l’habitude de dire cela de façon très convaincue pour être convaincante, car en général, c’est à ce moment là que je me heurte à des sourires en coin, voire des rires moqueurs… Oui, on peut être fan de Vincent Delerm, je vous expliquerai : c’est une question d’angle de vue…), une chanson de Vincent Delerm disais-je, Ces deux-là, dans laquelle on entend « à cet instant il pensa voilà c’est la fin de cette partie-là de l’histoire. La fin de cette vie-là' ». C’était tout à fait ça. Vivre en pleine conscience du moment présent. Pourquoi est-ce si difficile, dans d’autres conditions?

Le ruban entre la Rioja et Castille et Léon.

Le ruban entre la Rioja et Castille et Léon.

 

Peut-être que, comme le disait Roland, un hongrois que je croise et recroise depuis une semaine, c’est un peu comme si nous vivions une expérience dans un monde parallèle. Lui expliquait il y a 2 jours qu’il a laissé femme et enfants en Hongrie pendant un mois, pour vivre ça. Et que, contre toute attente, certaines de ses rencontres récentes sur le Chemin lui manquaient plus que sa famille, à qui il a tant de mal à exprimer ce qu’il vit (comme nous tous ici, d’ailleurs). C’est cette impression qui donne la sensation du monde parallèle. On suit les flèches jaunes sur le Chemin, on ne pense pas avant d’y être où l’on sera dans quelques heures, tous les contacts sont faciles, avec les autres pèlerins, ou dans les villages, avec les habitants qu’on croise. Tout est finalement réuni pour être présent, et c’est tout.

 

En me disant cela ce matin, je pensais aussi à tous ceux qui m’ont déjà dit que pour partir marcher dans le désert comme je l’ai fait, ou sur le Chemin de Saint-Jacques de Compostelle, je devais avoir une faute à expier (?!) ou je voulais vraiment fuir mes problèmes. A ces gens là, je n’ai jamais répondu : j’aurais passé trop de temps à expliquer quelque chose qu’ils ne sont sans doute pas disposés à comprendre, ni même à toucher du doigt. La bonne réponse, c’est sans doute celle de Sylvain Tesson qui dit, toujours dans sa cabane sur les bords du lac Baïkal : « la fuite, c’est le nom que donne les gens ensablés dans les fondrières de l’habitude à l’élan vital ». Merci! Je crois que c’est un peu cela que l’on vit au présent sur le Chemin vers Saint-Jacques de Compostelle : l’élan vital, au présent et au quotidien.

L'élan, à Santo Domingo de la Calzada.

L’élan, aujourd’hui, à Santo Domingo de la Calzada.

 

 

PS @ Valérie : j’ai bien pensé à toi, en prenant conscience de mon moment présent et de toutes les sensations et bienfaits associés. 😉